Sous le soleil exactement ! À Vence, la Place des Grands Jardins déploie ses pavés. Ces joueurs de boule qui discutent dans la chaleur du Midi de la France, le peintre québécois Jean Dallaire les a transposés sur toile en 1962 sur fond safran.
Dallaire s’était installé à deux pas de cette grande place dans un modeste atelier du 1, rue des Arcs. Souvent au petit matin, cet insomniaque arpentait la place comme un halluciné. Images à la Modigliani ? Légende d’un destin consumé dans la fièvre de l’alcool? Derrière le paravent de « l’artiste maudit » se cache en fait le dernier chapitre d’une œuvre trop mal connue.
Quittant Montréal pour s’établir à Vence en 1958, Dallaire s’y éteint en 1965. Miné par l’alcool, condamné à Montréal par les médecins qui ne lui accordent que six mois à vivre, il tiendra sept ans tandis que, troublante, sa peinture oscille entre la sérénité et l’angoisse.
Au contact de la lumière du sud, sa peinture va changer. Elle s’épure. La physionomie de la ville et la géographie de cette région imprègnent les sujets. Féériques, parfois étranges ou empreintes de vertige, de nouvelles figures y flottent quelque part entre le rêve gracieux et le cauchemar sournois.
Retournant en France, Dallaire réalise ainsi enfin le rêve de sa vie. Mais ce rêve qui date de loin a comme prix l’éloignement d’avec sa famille. Choisissant de finir ses jours à Vence, Dallaire tente ainsi de surmonter et d’oublier son internement au stalag de Saint-Denis près de Paris où il a été détenu durant la guerre tandis que l’occupation allemande empêche ce «boursier d’Europe», venu une première fois à Paris en 1938, de parfaire sa formation et de faire carrière comme il le souhaitait en France. Mais le Paris de 1958 n’a plus grand-chose à voir avec la ville qu’il a connue dans sa jeunesse. Dallaire atterrit à Vence un peu par hasard.
Est-il sensible aux souvenirs de Soutine qui transcrit, convulsionnaire, le grand chêne de la placette devant le château? À Vence vécurent Picasso, Chagall, Dufy, Jean Dubuffet. Matisse y laissa une éblouissante chapelle. Les écrivains D.H Lawrence, Gertrude Stein, Witold Gombrowicz et combien d’autres déambulèrent le long des fontaines de la vieille ville. Non seulement Dallaire trouve-t-il ici un milieu artistique, mais cet homme blessé par la vie y puise un nouveau réconfort. Madame Marty, une infirmière mère de trois enfants, l’adopte. Elle lui prodiguera tant de soins bienfaisants que sa santé se maintient. Madame Marty lui donne des médicaments. Elle lui fait des piqures. Elle le surveille pour ne pas qu’il boive trop. Cette rencontre prolonge ainsi sa vie de six ans. L’été, elle l’amène avec sa famille à Péone, un village de montagne.
Grimpé à une centaine de kilomètres de Vence, Péone semble sculpté dans la muraille dolomitique de la montagne. Cette sauvage et grandiose beauté est loin d’avoir aveuglé l’artiste. Les tons rougeoyants du roc et l’élan cathédralesque de ses aiguilles se retrouvent comme en filigrane dans certaines toiles.
À Vence, Dallaire rencontre Alphonse Chaves directeur de la galerie Les Mages qui a exposé Dubuffet, accueilli Prévert et tant d’autres. Antre des surréalistes, ce foyer vivant s’ouvre à Dallaire pour une exposition solo en 1960 et quelques expositions de groupe. Dallaire se lie alors avec le peintre et le poète Georges Ribemont-Dessaignes qui vivait non loin sur la montée Saint-Jeannet. D’abord cubiste et membre de la Section d’or, ce dernier s’était engagé dans l’aventure du mouvement dada.
Dans sa peinture qui éclate de joie et d’exubérance, Dallaire manifeste une nouvelle vitalité malgré sa santé chancelante. En 1960, il participe également chez Alphonse Chaves à une exposition intitulée Un petit Bal de tête aux côtés de Dubuffet, de César, de Pevsner, de Giacometti, d’Henri Laurens et d’Asger Jorn. Le thème de l’exposition s’inspire alors des artisans carnavaliers de Nice qui se produisent lors du célèbre défilé du Mardi-Gras. Il n’est pas si éloigné de l’art brut prôné par Dubuffet. À cette collection faunesque de portraits qu’est l’expo, on pourrait associer la célèbre Bossue à l’ombrelle qui reprend en « version Dallaire » la vision d’une touriste anglaise. Coiffés d’étranges chapeaux chinois, les martiens qui peuplent certaines de ses toiles alors font référence aux « Champs des Idoles». Situé sur les hauteurs de Vence, ce plateau rocheux rassemble d’immenses reliefs aux formes insolites. Les Vençois en ont bâti une légende apparentant le lieu à un terrain d’atterrissage pour soucoupe volante. Dallaire se saisit de ces extraterrestres de fable. Il les fait circuler dans ses toiles au cœur du labyrinthe des rues du vieux Vence. Son côté ludique se développe. Plus que jamais il est proche de la fête, du cirque, de tout ce qui joue, jongle et bouge. Plus que jamais aussi à Vence ses œuvres rejoignent l’univers de l’enfance et la spontanéité. La peinture de Dallaire y devient une sorte de passage au rêve.
Bien qu’il continue de s’adonner, surtout au début de son séjour et en petit format, à ses études de paysages ou de bouquets, de même qu’à ses natures mortes plus figuratives et proches de l’esprit hédoniste de la peinture française des années 30 qui l’avait frappé, ses peintures manifestent alors un état d’innocence poignante. Et comme l’observent les critiques montréalais de l’époque, lors d’une exposition remarquée à la galerie Dresdenere en 1962, leur traitement pictural est somptueux. Ses funambules, écrit-on, voltigent dans des atmosphères subtilement colorées. Les sujets évoluent sur des fonds de même valeur que les personnages. Les tons chatoyants prennent des reliefs de pastels. Bleu, mauve apparence de vert, de vert rosé, les nuances sont changeantes. Les rythmes frémissants.
Petit à petit toutefois ses toiles arrivent de moins en moins à dissimuler, sur un mode gracieux, le trouble qui les transporte. L’onirisme va y côtoyer l’hallucination. Parfois un monde sous-marin se fait le théâtre de fantasmes inquiétants. Occupant le tableau, des animaux décharnés y errent. À l’enchantement s’opposent des visions intérieures tourmentées, l’hybride, le monstrueux. En un lent retour de carnaval, ses images vont à partir de 1962 se simplifier. Son œuvre se dépouille. Elle se cerne. 1964. Sa peinture s’enferme autour de ses inquiétudes. Il est de plus en plus malade. Anges, oiseaux et créatures aériennes, chiens errants, bestiaire en tout genre traversent alors ses toiles. Dans La Baudruche, Dallaire se caricature lui-même avec un humour grinçant. La boucle est bouclée. Le passé se colle au présent. Les toutes dernières peintures peuvent être interprétées comme une méditation sur la fugacité et la fragilité. Pont, charrette, faucheuse agraire… des thèmes se font prémonitoires. Le Messager (1965) est son dernier tableau. La toile est signée quelques heures avant qu’il ne s’éteigne. Cet oiseau avant-coureur pourrait se lire comme un autoportrait. Au moment de s’envoler l’oiseau est englué par ses cauchemars intimes, un fardeau secret. Les clochers et les petites maisons y évoquent tout autant les toits de Vence ou de Hull où il est né. L’oiseau s’arrache à ces villes, observant naissance et mort en un même survol.
Critique d’art, René Viau a collaboré à de nombreuses publications tant au Québec qu’en France. Il a fait paraître à Montréal aux éditions Leméac en 2001 une biographie de Jean Dallaire intitulée Le Cyclope et l’Oiseau.
© René Viau – Catalogue Jean Dallaire, Exposition rétrospective du 18 octobre au 8 novembre 2008 – Galerie Valentin, Montréal